20 janvier 2016
Asexuelle, a-romantique, célibataire, sans enfant … et (pourtant) heureuse !
« Tu finiras bien par rencontrer l’âme sœur. »
Je me présente. Femme. Asexuelle. A-romantique. Trentenaire. Célibataire. Sans enfants. Heureuse. Je connais des gens convaincus que tous ces qualificatifs ne vont pas ensemble. En particulier le dernier. Comment ça ? Tu es une femme de trente ans, sans partenaire et sans enfant, comment oses-tu affirmer être heureuse ? Ça n’a aucun sens.
Ces gens-là considèrent qu’il existe une recette du bonheur dont je ne possèderais pas les principaux ingrédients. Une variante de cette recette, ils peuvent s’en accommoder, du moment que j’utilise des produits de substitution adéquats. Par exemple, on tolère l’absence de compagnon ou de mari à mon âge si je suis accaparée par une carrière professionnelle enrichissante, ou bien si je suis homosexuelle, auquel cas le potentiel compagnon ou mari devient une compagne ou une épouse. Mais je ne cuisine manifestement pas comme il faut si j’ai le malheur d’affirmer être heureuse sans relation sexuelle ou amoureuse d’aucune sorte. Et les gens ne daigneront pas avaler ma version – ni même me laisser manger en paix.
Ainsi, au lieu de digérer le repas que j’ai préparé en utilisant tous les ingrédients ainsi mis en évidence (la base de mon alimentation depuis trente-six ans), ces gens prévenants et déconcertés insistent pour projeter sur moi tout un tas de problèmes d’ordre psychologique, physique et émotionnel, dont je souffre indubitablement. Même si parfois, difficile de savoir si c’est la souffrance qui est à l’origine de mon orientation sexuelle, ou mon orientation sexuelle à l’origine de ma souffrance.
Pourtant croyez-moi, je ne souffre absolument pas. Assez de me rassurer en me disant que je trouverai bientôt un petit ami. Ça suffit avec cette obsession pour ma soi-disant détresse dissimulée. Si on admettait enfin que toute la confusion qui jaillit de cette situation ne vient pas de moi ?
« Mais ma chérie, c’est que je m’inquiète pour ta santé. » Non. Non, pas du tout.
De temps en temps, je l’admets, ceux qui soulèvent des objections sont véritablement inquiets au sujet d’une éventuelle maladie dont je souffrirais. Remarque : ceux-là s’y connaissent vraiment en matière de santé. Voilà ce qui déclenche leur inquiétude : ils savent qu’une absence de désir sexuel ou d’intérêt pour les relations humaines peut être associée à certaines pathologies. Mais ces gens là, ceux dont les craintes au sujet de troubles d’ordre psychologique ou médical liés au sexe sont fondées, savent que l’absence de désir sexuel n’est jamais l’unique symptôme physique d’une maladie. Ainsi, constatant l’absence des autres symptômes nécessaires à un réel diagnostic, ceux qui s’inquiètent d’un point de vue purement médical cessent de poser des questions.
Et pourtant. Trouble du désir sexuel hypoactif, production d’hormones anormale, autisme, abus sexuels par le passé, troubles de l’anxiété, troubles schizoïdes et schizophrènes, tumeurs au cerveau et besoin psychologique de se démarquer.
Voilà la liste de mes éventuels « problèmes » qui devraient me pousser à aller consulter, en partant du principe (du moins je crois) que je n’ai jamais passé le moindre examen médical, et que je n’ai ni la capacité ni la légitimité à prétendre déterminer ce qui est « normal » pour moi.
De plus, la plupart des gens qui soutiennent que si le sexe ne m’intéresse pas j’ai forcément un problème médical, ont une connaissance ridiculement médiocre des principaux facteurs de ces problèmes là. Si c’était vraiment ma santé qui les préoccupait, ils se lanceraient dans des recherches sur mon orientation sexuelle, au lieu de s’évertuer à la démonter. Et en plus de ça, ma santé ne les regarde pas, ce qui rend d’autant plus déplacé ce mélange d’affolement et de reproche que je subis.
Je ne bois pas assez d’eau. Jour après jour, j’avale des litres de café et de soda sous les yeux de mes amis, collègues et connaissances. Savez-vous combien sont venus fourrer leur nez dans mes affaires pour me dire que je dois boire de l’eau afin d’éviter la déshydratation et de ne pas me pourrir la santé ? Aucun.
Je suis blonde aux yeux bleus et j’ai la peau claire, le cancer de la me guette à chaque instant. Je vis en Floride et me déplace tous les jours à vélo en plein soleil. Savez-vous combien de gens, apprenant cela, m’ont soudain offert leurs conseils (je ne leur ai rien demandé) et ont voulu s’assurer que j’utilisais bien assez de crème solaire ? C’est ça, aucun. (Enfin si, à une époque, un type louche m’envoyait des e-mails en me félicitant pour mon utilisation de crème solaire. Admiratif de ma peau blanche, il se demandait si je l’autoriserais à me lécher le cou, mais bon, ça ne compte pas.)
Je suis végétarienne depuis 1998, ce qui m’a valu des questions angoissées au sujet de ma santé (et aussi pour savoir si mon choix était motivé par une volonté de me sentir moralement supérieure aux soi-disant carnivores). Mais la plupart des gens me laissent tranquille avec ça, non sans quelques regards en coin et après avoir affirmé ne pas avoir de problèmes avec mon régime alimentaire, du moment que je ne manque pas de protéine. (Merci à tous pour votre permission).
Mais apparemment, « du moment que », ça ne marche pas pour l’asexualité.
Les gens sont tout bonnement abasourdis à l’idée que je puisse être heureuse en étant asexuelle, aromantique, célibataire et sans enfant. « Je suis véritablement très, très heureuse ainsi », ça ne suffit pas pour qu’ils me laissent tranquille. J’ai eu droit à des séries de questions qui se sont transformées en de véritables interrogatoires, menés par des gens convaincus que je dois me justifier d’être comme je suis. Je dois leur prouver que j’ai étudié mon supposé traumatisme remontant à l’enfance. Je dois fournir une analyse complète de toutes les pathologies, physiques ou psychologiques, qui pourraient causer, favoriser ou entrecroiser mon asexualité. Je dois présenter une attestation détaillée du temps, de l’énergie, des traitements expérimentaux et de la somme d’angoisse que j’ai consacrés à me forger une identité qui soit tout sauf asexuelle, avec tous les moyens possibles.
Pour eux, asexuelle n’est pas une possibilité envisageable. Ils s’attendent à ce que je leur fournisse la preuve irréfutable que j’ai passé en revue toutes les autres options avant de m’identifier à cette orientation sexuelle. Celle-ci n’est que le diagnostic du dernier recours (délivré, bien entendu sous l’autorité d’une personne en qui ils ont confiance), et encore, je ferais sans doute mieux de la jouer discret, ou au moins de ne pas en faire état publiquement. Si l’asexualité venait un jour à être reconnue comme l’orientation d’une minorité de personnes, qu’est-ce qui empêcherait ces personnes là de recruter de nouveaux membres ? Et au final, plus personne ne voudra avoir d’enfants.
Si vous pensez que c’est excessif et que personne ne tiendrait jamais de propos aussi grotesques, c’est que vous n’avez pas internet. Du moins, vous n’avez jamais lu les commentaires qui fleurissent autour des articles sur l’asexualité. La plupart du temps, les internautes ne se montrent pas compréhensif, ils ne posent pas de questions qui pourraient les aider à mieux comprendre l’asexualité. Au contraire, ils invalident la voix des asexuels et les réduisent au silence. Il se peut que nous ayons effectivement été victimes de sévices par le passé, ou que nous soyons atteint d’une maladie, d’un handicap, ou que nous suivions un traitement, ou que nous ne soyons pas neurotypiques, que nous nous considérions comme transgenre/non-binaire/genderqueer/non-conforme au genre. Bref, si quelque chose pourrait être la cause de notre orientation sexuelle, ces gens là s’en serviront pour invalider cette orientation. Ceux qui, par hasard, ne peuvent être décorés d’aucune médaille de « malade » pour leur asexualité, à cause d’une autre expérience ou une autre identité qui pourrait ou non se cumuler avec leur asexualité, ceux-là auront tout de même droit à leur titre de membre honoraire. Peu importe, au fond, s’il faut pour cela créer de toutes pièces les conditions nécessaires pour nous décerner cette médaille. De toute façon, elle est justifiée, même les gens ne savent pas exactement pourquoi.
A l’inverse, nous sommes tenus de fournir des explications logiques et mûrement réfléchies quant à notre orientation sexuelle, incluant des preuves irréfutables et des tonnes de justificatifs pour illustrer notre périple vers cette identité sexuelle. Et la personne à qui nous montrons ces preuves est toujours libre d’accepter notre propre choix d’identification, ou bien de hausser les épaules, comme pour dire : «Écoute, je sais bien que tu crois être heureux comme ça, mais moi je te le dis, je sais que c’est totalement impossible. Ne le prend pas mal, mais je ne te crois pas, je ne peux pas te croire. »
« Ne le prend pas mal. » Mais bien sûr. Je ne prends pas mal l’idée que ma capacité à évaluer et décrire ma propre expérience ne suffira jamais.
A dire vrai, pendant des années, l’obstacle fondamental à mon bonheur a été cette obsession des gens à vouloir changer qui je suis.
Certains ont essayé la force. Un jour, un homme qui refusait de me croire a tenté de me faire apprécier les baisers ; il n’a rien trouvé de mieux que me pousser contre une portière de voiture et me lécher le visage comme un chien. Quand j’ai repoussé ses avances, il a hurlé « Mais c’est pour t’aider que je fais ça ! ». Certains ont essayé les insultes. Une fois, un de mes proches m’a traitée d’ « allumeuse » à plusieurs reprises. Il soutenait que ma façon de m’habiller n’avait d’autre but que d’attirer l’attention des hommes, attention à laquelle mes soi-disant problèmes d’intimité m’empêchaient de donner suite. La plupart se sont simplement montrés condescendants ou moqueurs, ils m’ont assuré que je finirai par changer d’avis « quand j’aurai mûri ». Ils m’avertissent, méprisants, ils attendent de pouvoir me dire dans quelques années « tu vois, je te l’avais bien dit », le jour où je serai mariée et mère de famille.
Peu sont ceux qui ont réagi avec respect. Peu ont fait preuve d’une curiosité dénuée de mépris. Peu ont reconnu que ce n’était pas à eux de juger quels modes de vie sont valables et, permettent de s’épanouir. Peu ont déclaré « chacun ses goûts. »
Au fil des ans, des inconnus, des connaissances (et parfois des amis), tous se sont préoccupés de mon orientation sexuelle. Résultat, j’ai souvent évoqué ce sujet en public. Et parfois, ceux pour qui ça n’a jamais été un problème me demandent pourquoi je me casse la tête avec ça. Pourquoi, après tout, ce besoin de se faire entendre, d’affirmer que mes désirs sont acceptables et mon mode de vie raisonnable ? Pourquoi attirer l’attention sur moi au risque d’être encore plus observée et analysée ?
Eh bien, c’est surtout parce que les gens font sans cesse obstacle à mon bonheur, précisément à cause de leurs interventions qui ont manifestement pour but de me rendre plus heureuse. Je sais depuis longtemps que le sujet de cette conversation, ce n’est pas de savoir si moi, je suis heureuse. Je continuerai de tenir cette conversation jusqu’à ce que tout le monde sache que vouloir rendre les asexuels « sexuels », ça n’est pas améliorer nos vies. C’est exiger que nous multipliions nos efforts pour changer qui nous sommes, afin que tous ceux qui ne croient pas à l’existence de l’asexualité ne soient pas obligés de remettre en question leurs propres présupposés sur le sexe et la sexualité. C’est défendre les non-asexuels qui exaltent le sexe en opposition à ce qu’ils perçoivent, à tort, comme une attaque. Oui, non voulons remettre en cause les idées reçues sur la sexualité. Non, nous ne voulons pas vous priver de sexualité.
De même que le mariage homosexuel n’altère en rien le mariage hétérosexuel, les asexuels (en couple ou non) ne modifient pas la place qu’occupe la sexualité dans les relations intimes entre non-asexuels. Ce que nous voulons, c’est une place parmi vous et la reconnaissance de notre orientation sexuelle comme tout aussi valide et authentique qu’une autre, sans interrogatoires, sans interventions visant à rendre notre expérience de la sexualité, des relations et de l’intimité plus similaire à la votre.
Les choses changent. Quelques années en arrière, la quasi-totalité des personnes à qui j’ai révélé être asexuelle et/ou aromantique m’ont invariablement posé les mêmes questions, auxquelles il me fallait bien vingt à trente minutes pour répondre. Parfois, ces questions spontanées étaient motivées par la curiosité ou l’étonnement. Mais le plus souvent, on s’adressait à moi sur un ton supérieur, avec ce genre de commentaires : «Tu es sûre que tu ne vas pas le regretter plus tard ? », ou « Tu ne fais même pas l’effort d’essayer ». Apparemment, ces gens ne se doutaient absolument pas qu’il y a deux poids, deux mesures en ce qui concerne les personnes non-hétérosexuelles : celles-ci sont sensées tout essayer avec diligence afin « d’être certaines » de leur orientation sexuelle, au lieu d’être considérées comme l’autorité suprême de leur propre expérience.
Pourtant, aujourd’hui, la plupart des gens à qui je révèle mon asexualité ont une idée de ce dont je parle. Certains ont lu un article, d’autres ont vu un documentaire ou connaissent une personne asexuelle. Inutile qu’ils me bombardent de questions, ou qu’ils m’assènent la sempiternelle objection « Mais le sexe = bon. Qui déteste le sexe ? ». Ils ont déjà réagi, sont parvenus à leurs propres conclusions, et à présent, ils se contentent d’acquiescer, « Oh, d’accord, je comprends, très bien. » Bien sûr, ça n’arrive pas tout le temps, mais de plus en plus souvent, les gens à qui j’en parle reconnaissent non seulement ce que signifie « être asexuel », mais aussi qu’il s’agit d’une expérience véritable, propre à plusieurs individus qui font partie de leur monde.
Ils arrivent à cette conclusion parce que quelqu’un leur en a parlé. Pour le lecteur de ce texte, ce quelqu’un c’est peut-être moi.
Article original : Asexual, Aromantic, Partnerless, Childfree – and Happy ! publié par Drunk Monkeys et Everyday Feminism
Auteur : Julie Sondra Decker
Traduction : Morgane Rubbo
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